Radenko Milak, Pari, galerie Les Filles du Calvaire, jusqu'au 18.06.2016
Le jeune artiste yougoslave Radenko Milak propose dans ses images une nouvelle interprétation du réel. Il puise bien sûr ses thèmes dans la représentation du conflit de la guerre en ex-yougoslavie mais il interroge aussi le temps et le mouvement.
L’Avventura (1960), 36×26, watercolor, 2016, courtesy galerie Les Filles du Calvaire
Sa démarche qui s’inspire de l’actualité, du cinéma et de tout ce qui peut la nourrir, consiste souvent en la reproduction d’images et elle en détourne la représentation. Par exemple, il peut peindre pendant un an, chaque jour, une aquarelle d’un événement artistique, philosophique, scientifique, technologique, historique… qui s’est produit le jour même. Et voilà devant nous une fresque violente, intense de son temps et du nôtre. Une très belle oeuvre en noir et blanc.
« Promise of an image » par Christopher Yggdre
Image du mouvement, Image du temps
Il y aurait une facilité à ne voir dans la pra- tique d’artiste de Radenko Milak qu’une dé- clinaison virtuose de peintures, aquarelles, lavis ou dessins. Il est un artiste total qui in- terroge l’imaginaire de l’image, capable de penser sa peinture comme des installations qui mettent en jeu le pouvoir réel ou supposé des images, leurs conditions d’interprétation et de lecture, leur statut dans nos sociétés saturées visuelle- ment, les codes de représentation du réel. Il nous apprend à voir à nouveau en dévoilant le potentiel esthétique de chacune des images ou de leurs fantômes qui hantent nos consciences. Ses œuvres sont autant d’échos visuels du flux continu des images, de reflets infidèles de l’archive visuelle planétaire. Chaque jour des millions d’images nouvelles sont produites et immédiatement visibles par le biais des réseaux digitaux. Jamais, le corpus des images produit par l’humanité n’a été aussi vaste, éclaté. Il ne peut se laisser embrasser d’un seul mouvement. Il devient pour chacun de nous un paysage mental chaotique que nous traversons sans pouvoir créer une quelconque filiation, relation entre toutes les images. Radenko Milak trans- forme et détourne cette « poussière d’images », pour reprendre les termes de Guy Debord, pour en faire une œuvre puissamment cohérente tant du point de vue du sens que de son unité esthétique.
La représentation du conflit
L’une des premières œuvres marquantes de l’artiste a été la répétition vingt-quatre fois d’une toile inspirée par une image iconique de la guerre en ex-Yougoslavie. Celle-ci est une célèbre photographie prise par le pho- toreporter Ron Haviv aux débuts de la guerre en Bosnie, nous pouvons y voir un paramilitaire serbe à la nonchalance glaçante frapper des civils bos- niaques à terre, dont nous ne savons si ils sont morts ou vivants. A travers, cette œuvre qui implicitement fait référence aux vingt-quatre images par seconde du cinéma, le peintre nous met à nouveau en mouvement face à cet événement que nous ne savons plus voir tant il a été vu. Il nous parle de la puissance supposée d’une image en la tordant, la réinterprétant, la répé- tant jusqu’à plus soif ou jusqu’à écœurement, lui donnant une profondeur de champ et de sens que notre œil fatigué par les sollicitations permanentes et continues ne distinguait plus. Radenko Milak nous dit que la peinture peut à nouveau activer la profondeur de champ parce qu’elle crée un écart esthétique entre l’image, sa re- présentation mentale, son souvenir et sa perception. Cette première œuvre a suscité dans les territoires de l’ex-Yougoslavie de vives réactions prouvant par là le caractère subversif de la peinture quand celle-ci interroge le monde en empruntant et détournant la manière dont nous le représentons.
Image du Temps
Plus récemment, il a pu mener un grand projet intitulé « 365 – Image du Temps » qui a consisté à peindre pendant un an, chaque jour, une aquarelle en noir et blanc (certains diront un lavis) d’une image d’un évé- nement qui s’était produit le jour-même, lié à l’histoire moderne et contemporaine. L’événement pouvait être politique, lié aux conflits, à la vie des idées et des arts, au développement scientifique, technologique. L’ensemble est frappant, il établit le paysage par l’image de la brève, intense, extrême et violente histoire du 20ème siècle. Ce paysage, chez l’artiste, se déploie comme une fresque unitaire malgré la diversité des sources. L’œil du peintre n’est plus seulement le témoin de son siècle, mais il dévoile les liens esthétiques qui souterrainement lient les re- présentations de l’histoire les unes aux autres. Le recours à cette technique unique d’aquarelle noir et blanc, qui n’autorise aucun repentir, n’est pas anodin et ne relève pas d’une volonté de reproduire les images mais bel et bien de les réinterpréter entre effacement et soulignement. « 365 – Image du Temps » est un Atlas Mnémosyne établi au 21ème siècle qui puise dans le répertoire mondial iconographique. Cet Atlas n’existe que par la seule volonté de l’artiste qui collecte les images et les assemble sous la forme d’un panorama qui est à la fois irréductiblement singulier et collectif.
Image du Mouvement
A l’ère, non plus seulement, de sa reproductibilité, mais de son accès im- médiat et incessant, l’image nous regarde, mais nous ne la voyons pas. Pa- rallèlement, à la volonté de saisir l’Image du Temps, Radenko Milak s’est emparé de l’Image du Mouvement, allant puiser dans le répertoire mondial du cinéma, des images qu’il lie les unes et les autres, usant pour cela encore majoritairement de sa technique virtuose d’aquarelliste, mais également en usant de l’animation. Il crée l’Image mentale du cinéma en déroulant une narration singulière par le biais de ses œuvres qui empruntent à tous ces ci- némas qui nous ont défini, les cinémas de Hitchcock, Godard, Bergman, An- tonioni, Welles, Kalatozov, Laughton, Tarkovski. Nous connaissons tous cette formule éculée qui consiste à définir le cinéma comme le miroir de la socié- té, Radenko lui considère le cinéma comme une seule et même fabrique d’images au sein de laquelle il crée sa propre esthétique. Il est iconographe du cinéma et nous surprend en dévoilant la vérité humaine du cinéma qui est paradoxale. Celui-ci nous dit notre proximité et notre éloignement, notre présence et notre absence, notre profonde solitude d’être observé et d’ob- server. Chacune des œuvres qui constituent sa série « Endless Movie » nous renvoie à notre condition humaine contemporaine qui est sans doute de se savoir étranger à nous-même et aux autres tant les images nous séparent et nous unifient à la fois. Ses animations en boucle nous parlent de la pro- messe d’éternité que le cinéma contient mais dont nous savons d’ores et déjà qu’elle est une profonde et amère illusion, et que la mélancolie qu’elle engendre pourrait être un puissant moteur de l’action et de la réconciliation avec nos propres créations. Ces images qui nous hantent ne sont jamais que des créatures artificielles que nous pouvons apprendre à aimer à condition de les transformer, les utiliser au service de nos actions.
l’âge numérique et le peintre
Nous commençons seulement à reconnaître l’apport majeur d’Aby Warburg à une approche renouvelée de l’histoire de l’art qui ne s’encombre pas des classifications théoriques (celles liées aux territoires, aux époques, aux iden- tités) mais se préoccupe de la relation. Je me suis toujours demandé quelle aurait été l’attitude d’Aby Warburg à l’ère du numérique, comment aurait-il appréhendé l’immensité de ce nouveau continent visuel qu’est la toile. Dès les premiers instants de ma fréquentation des œuvres de Radenko Milak, je me suis plu à penser qu’il aurait été intéressé à observer la collecte créative de celui-ci, qu’il l’aurait encouragé à développer ses narrations, ses récits de l’histoire des images.
Galerie Les filles du calvaire, 17 rue des Filles du Calvaire, 75003 Paris. 1 42 74 47 05.
Jusqu’au 18.06.2016.